Depuis le début de la crise financière de 2008, elles sont au coeur de la polémique. Accusées d'avoir accéléré la chute de l'euro en dégradant sévèrement les notes grecque, espagnole et portugaise, on parle désormais de les réformer. Qui sont ces agences de notation qui font couler autant d'encre ?
Le 27 avril, l'agence Standard & Poor's créait la stupeur en rétrogradant la note des emprunts grecs au rang de « dette pourrie » (« junk bond »). Depuis, le débat est relancé sur les agences de notation, dont le métier consiste à donner une « opinion » sur les risques attachés à une dette. Accusées d'avoir failli à trois reprises en l'espace d'une décennie, puisqu'elles n'ont pas vu venir la faillite d'Enron, la crise des « subprimes » ou la chute de Lehman Brothers, elles sont aujourd'hui l'objet d'une nouvelle vague de critiques : on leur reproche à la fois leur laxisme dans leur jugement sur les finances publiques de la zone euro depuis sa création et, à l'inverse, d'avoir amplifié la débâcle par des abaissements de note sur la Grèce, le Portugal ou l'Espagne. Qui sont ces agences disposant du pouvoir de vie ou de mort sur une économie ? Faut-il les réformer ? Les réponses ci-dessous.
1. Comment analysent-elles le risque ?
Le travail des spécialistes de la notation consiste à éplucher une somme d'informations : outre un dialogue avec l'émetteur - en France, le ministère de l'Economie et des Finances est leur interlocuteur privilégié -, ils s'appuient sur des documents publics, statistiques (Eurostat notamment), données des banques centrales, publications financières ou informations de presse et discutent avec des experts. « Notre travail consiste à expliquer aux marchés notre fonction de réaction, comme le ferait la BCE, confie Arnaud Marès, analyste en chef pour la France chez Moody's, nous devons éviter de surprendre et donner les moyens aux investisseurs d'anticiper en permanence nos actions. »
L'analyse du risque souverain est à la fois quantitative et qualitative. La première approche évalue la politique fiscale, la performance budgétaire, les échéances de la dette, etc. La seconde s'intéresse à l'environnement politique et social, et notamment à la volonté des Etats d'assurer le service de leur dette. Le Venezuela a ainsi été épinglé sur ce critère. Au final, « c'est avant tout l'opinion des différents analystes de l'agence qui prime, plus qu'un modèle mathématique ou économétrique », résume Norbert Gaillard, consultant à la Banque mondiale.
La décision finale de notation est prise à l'issue d'un comité. Chez Standard & Poor's, seuls 5 ou 7 membres seniors ont droit de voter au cours d'une réunion toujours placée sous la présidence de la même personne, afin d'assurer une cohérence à l'ensemble des notes souveraines. Chez Moody's, tous les analystes en charge des dettes d'Etat sont invités à participer au vote concernant un pays, et ce afin de permettre des comparaisons. Lorsqu'un changement de note est décidé, l'émetteur est prévenu au moins une à deux heures avant, afin de vérifier qu'il n'y a pas d'erreurs factuelles. « Nous nous efforçons de publier l'information le plus rapidement possible, indépendamment des horaires des marchés boursiers, d'autant que notre marché de référence est celui de la dette, qui ne ferme pas », explique Carol Sirou, chez Standard & Poor's.
2. Qui sont ceux qui notent ?
Les grandes agences de notation - Standard & Poor's, Moody's et Fitch -emploient des milliers d'analystes à travers le monde. Chacun a son domaine de spécialisation, qu'il s'agisse de dette souveraine, d'entreprises, de banques ou de produits structurés. Si l'on trouve beaucoup d'ingénieurs ou de profils scientifiques parmi les derniers, les spécialistes des Etats sont généralement des économistes. Contrairement aux analystes en finance structurée, recrutés pour beaucoup à la fin de leur études, ils ont souvent au moins une expérience professionnelle préliminaire. Les plus chevronnés ont travaillé à la fois dans le secteur privé (en banque d'investissement notamment) et dans des institutions publiques : Fonds monétaire international (FMI), Banque de France, Banque centrale européenne (BCE), Trésor britannique, agence de la dette, etc. La diversité culturelle est au coeur de la stratégie de recrutement des agences dans la sphère souveraine. Les analystes doivent parler au moins trois langues. Leur salaire ? « Un analyste chez nous gagne à peu près autant qu'un analyste crédit dans une banque », affirme Standard & Poor's, qui récuse toute comparaison avec les traders. Dans les agences, ceux qui sont en charge de la notation n'ont d'ailleurs aucune fonction commerciale, ni aucun lien avec les services chargés de négocier les contrats avec les clients. Une « muraille de Chine » sépare les deux métiers.
3. Pourquoi les notations diffèrent-elles ?
Pour Standard & Poor's, la dette grecque est pourrie (« junk bond »). Plus clémente, Moody's la classe toujours dans la catégorie dite « investment » (A3), mais « sous revue pour une possible dégradation ». Fitch, lui, confère la note la plus basse de l'univers « investissement grade ». Comment expliquer l'écart de notation sur la Grèce ? Les trois agences n'ont pas exactement la même méthodologie. A l'exception des pays les mieux notés (AAA), les notes attribuées par Moody's se révèlent plus stables que celles de Standard & Poor's et de Fitch. « L'objectif de Moody's est de juger la solvabilité d'un pays à travers le cycle économique. L'agence essaie de rester détachée des marchés et de voir à moyen terme. Fitch et S & P voient à plus court terme et ont des notations plus corrélées aux marchés, explique Norbert Gaillard. C'est aussi pourquoi les changements de note de Moody's sont bien plus révélateurs, qu'ils sont un signal encore plus fort envoyé aux marchés. »
4. Comment gagnent-elles leur vie ?
Actives depuis près d'un siècle, les agences de notation sont payées par les émetteurs, c'est-à-dire l'entreprise ou le pays qui a besoin d'être noté. Environ une centaine d'Etats sont clients des trois principales, Standard & Poor's, Moody's et Fitch. D'après un acteur du marché, une agence touche en moyenne 80.000 euros par an pour noter une entreprise et 1 million d'euros pour une banque. Le montant de la facture envoyée aux Etats n'est pas connu et est le fruit d'une négociation forfaitaire. La France et l'Allemagne paieraient un prix assez similaire. Standard & Poor's détient environ 45 % du marché mondial de la notation. En plus de son métier historique, l'agence américaine détenue par le groupe McGrawHill est connue pour son activité de recherche sur les actions. La part de marché de Moody's est légèrement inférieure à celle de S & P. L'agence a pour premier actionnaire l'investisseur Warren Buffett, qui possède 15 % du capital. Fitch est pour sa part détenu à 60 % par Fimalac, le groupe de Marc Ladreit de Lacharrière, et à 40 % par le groupe de média américain Hearst. La plus européenne des trois grandes agences se taille une part de marché comprise entre 15 % et 20 %.
5. Pourquoi suscitent-elles la polémique ?
La conviction de Christine Lagarde est faite. Pour la ministre de l'Economie française, Standard & Poor's a eu un comportement « pousse-au-crime » lors des dégradations de note effectuées fin avril qui ont ébranlé les marchés. Les agences ont alors rappelé qu'elles se contentent de livrer une opinion et non des recommandations. « Le raisonnement derrière la note est souvent occulté par l'annonce de la dégradation », regrette Carol Sirou, de S & P. Dans le cas de l'abaissement de la Grèce, il est vrai qu'un certain nombre d'intervenants de marché s'attendaient à ce que l'agence américaine sévisse de nouveau (voir « Les Echos » du 3 mars). Mais la nervosité avait atteint un tel paroxysme que la réalisation d'un événement attendu a quand même déstabilisé les places financières. D'autre part, rétrograder une note de trois crans d'un seul coup reste une action peu fréquente.
Le reproche généralement adressé aux agences est qu'elles jouent un rôle procyclique. Autrement dit, elles soufflent dans le sens du vent. Celles-ci se défendent en arguant qu'il « ne sert à rien de s'en prendre au thermomètre ». Si elles tempéraient leur jugement pour tenir compte des conséquences de leurs décisions, ne les accuserait-on pas de manquer d'objectivité ?
6. Faut-il une agence publique ?
Le problème posé par les agences de notation est bien résumé par Jérôme Cazes, de Coface (société spécialisée dans la notation d'entreprises) : « Ces acteurs privés se retrouvent de fait avec un pouvoir de vie ou de mort sur un émetteur souverain, puisque la BCE, les fonds de pensions et une multitude d'instances s'appuient sur leur notation. » La réglementation bancaire (« Bâle ») est également bâtie sur leur échelle de rating. La crise grecque a montré qu'une agence pouvait dès lors avoir le même poids qu'un dirigeant politique.
« Le paysage des agences, compte tenu de leur importance, est très concentré dans quelques mains, » a par ailleurs récemment souligné Michel Barnier, le commissaire européen chargé des services financiers, qui réfléchit à la création d'une agence de notation européenne. Reste à préciser son autorité de tutelle. Le choix n'est pas neutre. L'accusation de conflit d'intérêt portée à l'encontre des agences, payées par les émetteurs, pourrait bien se retourner contre ses détracteurs : la BCE est-elle en mesure d'attribuer une note impartiale, qui serve de référence, alors qu'elle reçoit en garantie des emprunts d'Etat en échange de liquidités ?
Jean-Pierre Jouyet, de l'AMF, plaide pour une agence internationale, mieux à même d'inspirer confiance aux investisseurs étrangers. Selon lui, il faudrait une institution indépendante, sur le modèle de la Banque mondiale ou du FMI.
ISABELLE COUET ET MURYEL JACQUE, Les Echos
Journal Les Echos 2010