Owen Matthews- est né à Londres d'une mère russe et d'un père anglais, Owen Matthews est directeur de la rédaction de «Newsweek» à Moscou. Il vient de publier un magnifique livre sur les destinées de trois générations de sa famille en Russie : «les Enfants de Staline», chez Belfond
Le directeur de la rédaction de «Newsweek» à Moscou décrit la société russe postcommuniste et les maux qui la rongent. Par Owen Matthews
Le Nouvel Observateur. - Votre père est anglais, votre mère et votre femme sont russes. Quelle différence y a-t-il entre un Anglais et un Russe ?
Owen Matthews. - Sans remonter jusqu'à la nuit des temps et pour parler de la période actuelle, je crois que beaucoup de mes amis russes n'ont plus honte d'afficher leur cynisme. C'est une grosse différence, qui peut sembler mineure dans la mesure où, en Occident, tout le monde fait semblant d'être cynique et de se moquer de tout. Mais leur cynisme à eux est vraiment profond, au point que cela en devient choquant. Que ce soit en affaires ou dans les rapports personnels, ils portent en eux un nihilisme qui est typiquement russe et dont je ne pense pas, heureusement, avoir hérité. C'est une différence fondamentale. Plus étonnant : l'élite intellectuelle moscovite assume son cynisme sans complexes. L'Occident tient plutôt du surmoi et, dès que l'on s'aventure à l'Est, les inhibitions tombent. Je dis toujours que la Russie attire plutôt les salopards malsains, ceux qui aiment explorer des choses sombres et dérangeantes qui les renvoient à leurs propres zones d'ombre. Cela explique pourquoi tant de gens sont fascinés par la Russie, par son côté sauvage et débridé qui attire des personnalités instables et avides de sensations.
N. O. - Vous écrivez que l'immensité du pays fabrique cette âme russe si complexe.
O. Matthews. - Lorsque vous êtes confronté à l'immensité de la Russie, sa réalité physique est tellement extrême qu'elle en devient écrasante, qu'il s'agisse des températures ou des distances géographiques. On se sent submergé au point d'en éprouver un sentiment d'impuissance totale. En Russie, on a souvent l'impression que des forces titanesques sont en action, qu'elles réduisent à néant votre volonté et vos projets, et que toute ambition est vouée à l'échec. Dans ce contexte, il est plus facile de comprendre comment on peut accepter la souffrance et les impondérables de la vie qui peuvent écraser un individu.
N. O. - Dans «les Enfants de Staline», vous retracez le destin tragique de votre famille. Quelle pourrait être la destinée des enfants de Poutine ?
O. Matthews. - Aussi curieux que cela puisse paraître, je pense que les enfants de Poutine sont mieux lotis que ceux d'Eltsine. Je ne pensais pas dire ça un jour, dans la mesure où Eltsine est l'un de mes héros personnels alors que je hais Poutine. Les enfants de la société créée par Eltsine sont incroyablement cyniques parce qu'ils ont grandi dans un monde qui a renoncé à toutes ses valeurs. Les vieilles valeurs comme l'éducation ou la hiérarchie sociale ont été pulvérisées. Pour voir les choses de manière un peu optimiste, l'ère Poutine a au moins rendu aux Russes un peu de leur fierté. Le retour de cette fierté nationale a des conséquences aussi dangereuses que déplaisantes, surtout lorsqu'elle est dévoyée pour alimenter un nationalisme nauséabond. Mais au moins les Russes ont de nouveau le sentiment que leur pays est redevenu une grande puissance. Si l'ère Medvedev dure au-delà de 2012, ce qui n'est pas certain vu que Poutine semble vouloir revenir au Kremlin, j'espère que ceux qui auront grandi durant cette présidence auront d'autres aspirations que celle de recréer une grande puissance impériale.
N. O. - Comment analysez-vous la récente sortie du président Medvedev sur les tares de son pays, qu'il juge «arriéré et corrompu» ?
O. Matthews. - Il a dit que la Russie est paralysée par une économie de type soviétique, que l'alcoolisme est un problème majeur et incontrôlable, que la gabegie est omniprésente et que les Russes sont dirigés par des corrompus. Tout cela est vrai, au demeurant. C'est une déclaration radicale qui a pris tout le monde de court; notamment les hauts dirigeants. Il est sain que quelqu'un de haut placé puisse dire publiquement ce genre de vérité, mais le vrai problème, c'est que dans un poisson c'est toujours la tête qui pourrit en premier. On ne peut pas dire que le système est pourri quand on se trouve au sommet de la pyramide, tout simplement parce que le coeur du problème se trouve dans l'entourage même de Medvedev. Ces gens-là sont des alliés proches de Poutine, qui a fait main basse sur les grandes entreprises et qui a chassé des gens du pays ou les a envoyés en prison. Le gouvernement n'est pas confronté à un problème abstrait qui impliquerait des fonctionnaires corrompus au fin fond d'une province reculée : le mal a ses racines au coeur même du Kremlin.