Gazprom battu en brêche
Réaction inattendue des Européens au conflit russo- ukrainien : ils cherchent désormais à s’approvisionner en Asie centrale. Un mauvais coup pour la stratégie russe.
Le 19 janvier, la Russie et l’Ukraine ont enfin mis un terme à leur différend gazier. Les deux parties ont signé un accord de livraison de gaz qui applique à l’Ukraine le tarif “européen” minoré de 20 %, soit 360 dollars les 1 000 m3. Au matin du 20 janvier, le transit du gaz russe via l’Ukraine à destination de l’Europe a été rétabli. Cependant, au lieu de pousser un soupir de soulagement, les consommateurs européens qui avaient été condamnés à grelotter pendant les vingt jours de guerre du gaz, ont adressé une volée de bois vert aux responsables de leurs malheurs. C’est la République tchèque, actuellement à la tête de l’Union européenne (UE), qui s’est montrée la plus irritée. “La Russie et l’Ukraine ne sont pas des fournisseurs de gaz fiables pour l’Europe, telle aura été la grande leçon de cette crise”, a déclaré Karel Schwartzenberg, ministre des Affaires étrangères tchèque. “Le projet Nabucco n’en apparaît que plus important”, a-t-il ajouté.
L’idée n’est pas nouvelle. Cela fait longtemps que la construction de ce gazoduc, qui apporterait le gaz d’Asie centrale en Europe via l’Azerbaïdjan et la Turquie, en évitant la Russie, est en débat. Un examen plus concret a toutefois été engagé à l’automne dernier, après la guerre qui s’est déroulée au mois d’août entre la Russie et la Géorgie. Le communiqué final du sommet de l’UE en date du 1er septembre a, sans doute pour la première fois, mentionné une position commune de l’Union, disant en substance que celle-ci devait réfléchir à sa trop grande dépendance envers la Russie et trouver un moyen d’y remédier.
Plusieurs responsables de l’ancienne administration Bush avaient déclaré que Washington apporterait un soutien politique à Nabucco. “Il est devenu encore plus urgent de créer de nouveaux itinéraires de transport pour le gaz de la Caspienne à destination des marchés européens depuis que la Russie a interrompu le transit via l’Ukraine. Selon nos estimations, le projet Nabucco permettrait d’acheminer du gaz vers l’Europe à un coût de 40 % à 50 % inférieur à South Stream” (le tracé proposé par la Russie), a affirmé Matthew Brize, chargé du Caucase au secrétariat d’Etat.
La nervosité occidentale face au conflit entre la Russie et l’Ukraine a été une surprise pour Moscou. Le Premier ministre Poutine, au plus fort de la crise, a accusé les Ukrainiens de voler le gaz russe. Il comptait par là obtenir une tout autre réaction de l’Europe, à savoir qu’elle appuie la mise en œuvre dans les meilleurs délais des projets de Gazprom : les gazoducs South Stream, à travers la mer Noire, pour desservir l’Europe, et North Stream, reposant sur le fond de la Baltique, deux tracés qui coupent l’herbe sous les pieds à cette “voleuse” d’Ukraine.
Le spectre d’une guerre dans le Haut-Karabakh
Fâché de voir Nabucco gagner en popularité auprès des Européens, Poutine fera son possible pour empêcher la construction de Nabucco. Auparavant, Moscou parvenait à doubler l’Occident dans la concurrence pour les ressources de l’Asie centrale. Tirant avantage de sa situation géographique et disposant d’un réseau de gazoducs, la Russie s’efforçait de conclure des accords de longue durée avec le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan en leur achetant les plus gros volumes possibles de gaz. Concernant le Turkménistan, il existe ainsi un accord sur vingt ans portant sur 70 milliards à 90 milliards de mètres cubes. Cela a permis à Moscou de faire douter l’Occident, en suggérant que l’Asie centrale n’aurait tout simplement plus de gaz disponible pour alimenter Nabucco. Or, à l’automne dernier, la Russie apprenait une bien mauvaise nouvelle : selon la compagnie britannique Gaffney, Cline & Associates, le gisement de Iolotan-Osman Sud, dans le sud-est du pays, contiendrait entre 4 000 et 14 000 milliards de mètres cubes de gaz. Le président turkmène, Gourbangouly Berdymoukhammedov, s’est aussitôt empressé de claironner que son pays aurait assez de gaz pour tout le monde, encourageant ainsi les partisans de Nabucco.
Par ailleurs, Gazprom pourrait bientôt avoir du mal à conserver le contrôle du gaz d’Asie centrale. L’année dernière, l’entreprise a acheté environ 42 milliards de mètres cubes au Turkménistan, à 130 dollars les 1000 m3 au premier semestre, et 150 dollars au second. Mais le prix pourrait augmenter significativement dès cette année, d’autant que, dans sa guerre avec l’Ukraine, le Premier ministre russe a [imprudemment] déclaré que son pays ne pouvait vendre son gaz à Kiev à moins de 450 dollars, car il l’achetait 340 dollars à l’Asie centrale.
On imagine mal Poutine abandonner si facilement l’idée de faire de la Russie une superpuissance énergétique. Un nouveau conflit armé pourrait tout à fait empêcher qu’un concurrent de Gazprom s’implante sur le marché européen. Une guerre pourrait par exemple éclater au sujet du Haut-Karabakh, dont le statut est toujours disputé entre l’Arménie, amie de la Russie, et l’Azerbaïdjan, qui soutient le projet Nabucco